5 sur 5 - Episode (Franck)
1965, 1975, 1985, 1995, 2005, 2015, 2025 : Rétrospective des albums qui ont marqué les membres de la rédaction.
Il est curieux de constater que la cinquième année d’une décennie rock marque souvent une césure. Il y a alors une première moitié de décennie, puis une année en cinq et, ensuite (ou enfin) une seconde moitié de décennie qui est différente de la première.
1965 - The Beatles - Help !

N’étant pas un grand connaisseur du rock des sixties - du moins avant 1968-1969 - je me suis naturellement tourné vers une valeur sûre : les Beatles. Là où nombre de mélomanes auraient cité spontanément Rubber Soul, je dois avouer faire partie de ceux qui s'ennuie copieusement à l'écoute de celui-ci, malgré son statut culte et son importance dans l’évolution du groupe : tournant psychédélique, écriture plus travaillée, ambitions élargies… autant d’éléments que je reconnais sans pour autant y trouver mon compte. À l’inverse, je reste nettement plus enthousiaste devant Help!, paru quelques mois plus tôt la même année. Help! est, à mes oreilles, l’album pop par excellence : accessible, vif, porté par des mélodies d’une efficacité redoutable. Pour la petite histoire, la face A constitue la bande originale du film éponyme dans lequel joue le Fab Four. Un véritable navet cinématographique pour lequel on préfèrera vanter la musique… Certes, plusieurs morceaux paraissent aujourd’hui anecdotiques - avec un minium de recul 60 ans plus tard - mais l’album recèle aussi son lot de joyaux, parmi les plus marquants de la discographie des Beatles. Le titre "Help!" ouvre le bal avec ses harmonies vocales irrésistibles ; "Yesterday" confirme le talent d’écriture de Paul McCartney ; et la superbe ballade folk "You’ve Got to Hide Your Love Away", signée Lennon, évoque sans détour l’influence de Bob Dylan. Moins célébré que ses prestigieux successeurs, Help! n’en demeure pas moins un disque profondément attachant : simple, lumineux, et capable de saisir à merveille l’essence de ces bouillonnantes années 60.
1975 - Frank Zappa - One Size Fits All

Frank Zappa est un artiste que je découvre progressivement à travers mes chroniques Albumrock consacrées à nos fameux dossiers "Il y a 50 ans". Jusqu’ici, ma connaissance du guitariste moustachu se limitait essentiellement à sa période jazz fusion – Hot Rats en tête. Et s’il y a, dans son imposante discographie, à boire et à manger, certains disques finissent par s’imposer, après plusieurs écoutes, comme des œuvres d’une richesse mélodique et technique tout à fait remarquable. Bien sûr, tout le monde ne sera pas disposé à supporter les délires burlesques et les pitreries d’un musicien qui a hissé l’absurde au rang d’art à part entière. Mais je ne peux que recommander de tendre l’oreille à One Size Fits All, véritable synthèse de plusieurs années d’expérimentations sonores et final flamboyant pour les Mothers of Invention. L’album renferme l’une des compositions les plus complexes et atypiques de Zappa, portée par une diversité rythmique hallucinante : une pièce fascinante, capable de métamorphoser un chaos apparent en un ensemble étonnamment cohérent et revigorant. L'album n’en reste pas moins accessible par moments. Il prend même des allures de grande récréation zappaïenne, où les musiciens s’amusent ouvertement entre solos démesurés, joutes instrumentales effrénées et changements de rythme totalement improbables. Dernier opus des Mothers of Invention, "l’album au sofa" conserve aujourd’hui encore une saveur unique et demeure l’un des disques les plus appréciés des amateurs de Frank Zappa.
1985 - Dire Straits - Brothers In Arms

Ah, les années 80… Pas facile d’en extraire quelque chose de réellement enthousiasmant quand on n’est ni amateur de new wave, ni séduit par les éclats du glam, du thrash metal ou de la NWOBHM. C’est donc la carte de la nostalgie que je joue avec Brothers in Arms de Dire Straits. Le cinquième album des sultans du rock figurait parmi les rares CD qui tournaient à la maison - il faut dire que l’album à la guitare peut se targuer d’avoir popularisé le Compact Disc en devenant le premier album à dépasser le million d’exemplaires vendus sur ce format. Je crois sans trop d’hésitation que c’est ce disque, et en particulier le riff dantesque de "Money for Nothing", qui m’ont fait aimer le rock dès mes premières années. Brothers in Arms n’est ni le meilleur album de la bande à Mark Knopfler, ni même mon préféré, mais il garde pour moi une place à part. Reste que l’album porte en lui tout le poids esthétique des eighties : production ample, textures très datées, partis-pris créatifs parfois un peu trop appuyés. À ce titre, la ballade mélancolique "Your Latest Trick", aussi culte soit-elle - avec un solo de saxophone confié au virtuose Michael Brecker - me paraît aujourd’hui particulièrement kitsch, presque taillée pour un feuilleton américain à l’eau de rose de la même époque. Il n’empêche : Brothers in Arms demeure un très grand album, témoin d’un groupe qui a su évoluer et d’aborder les années 80 avec audace et élégance.
1995 - The Smashing Pumpkins - Mellon Collie and the Infinite Sadness

Si je ne devais garder qu’un seul album - tous styles et toutes époques confondues - ce serait sans hésiter le troisième album des citrouilles de l’Illinois. Beaucoup de groupes se sont cassé les dents sur l’exercice délicat du double album, dont la démesure révèle souvent un objet bancal et boursouflé noyant ses fulgurances dans la masse. La bande à Billy Corgan s’en sort admirablement bien, avec un disque colossal se posant définitivement comme un indispensable des années 90. C’est simple, rien n’est à jeter sur cette double galette. 28 morceaux pour plus de deux heures de musique, à la fois intenses et variées ; l’album idéal pour s’occuper sur de longs trajets en voiture ! Au-delà de son caractère hors-norme, Mellon Collie s’illustre par la richesse de ses compositions, sa gestion de rythme remarquable et une diversité de tonalités permettant de savourer l’œuvre d’un bout à l’autre. À chaque écoute, j’ai encore des frissons dès les premières notes de l’introduction instrumentale éponyme, qui s’enchaîne à merveille avec l’éblouissant "Tonight, Tonight", un morceau qui me poursuit depuis des années. Cet album condense tout le savoir-faire des Smashing Pumpkins : la rage des débuts, la sensibilité mélodique, et déjà les prémices des explorations plus électroniques qui prendront forme dans Adore (un disque très sous-estimé que j’affectionne particulièrement). Mellon Collie est à Smashing Pumpkins ce que OK Computer est à Radiohead : une pierre angulaire, un repère absolu, un album qui marque un avant et un après.
2005 - Gorillaz - Demon Days

Été 2005. Impossible d’échapper au phénomène Gorillaz, dont le single "Feel Good Inc." a pu être exploité jusqu’à l’overdose par les radios mainstreams. À l’époque, j’ignorais encore que l’homme derrière ce groupe fictif n’était autre que Damon Albarn, leader de Blur et figure indissociable de la britpop des années 90. Un tel succès était pourtant loin d’être gagné compte tenu du caractère relativement expérimental de la musique proposée. Contre toute attente, Gorillaz a su capter l’air du temps, en combinant une identité visuelle forte, une stratégie digitale inédite - avec un flot de contenus mystérieux en ligne, dont de fausses interviews mettant en scène les personnages marginaux de Stuart, Murdoc, Russell et Noodle (tous issus de l’imaginaire graphique de Jamie Hewlett, véritable second membre du groupe) - et un métissage musical improbable, brassant rock, trip-hop, rap, electronica, dub et même reggae. Là où certains projets plus récents, comme Sleep Token, donnent parfois l’impression de mélanger tout et son contraire de manière complètement artificielle, Gorillaz réussissait à faire de cette hybridation une formule d’une cohérence étonnante, presque imparable. La réussite de Demon Days est également à mettre sur le compte du producteur Danger Mouse qui confirmait à l’occasion l’étendue de son influence et savoir-faire. À une époque où il était de bon ton de déclarer nonchalamment "j’écoute un peu de tout", Gorillaz incarnait parfaitement cet état d’esprit. Qu’on adhère ou non à l’univers, Demon Days demeure un incontournable des années 2000.
2015 - Susanne Sundfør - Ten Love Songs

À l’inverse des décennies précédentes, le choix s’est révélé nettement plus ardu pour l’année 2015, tant celle-ci regorge d’albums qui me sont particulièrement chers (avec de très belles sorties à aller chercher du côté de formations comme Gazpacho, Agent Fresco, The Dear Hunter, Death Cab for Cutie, TesseracT…). Après une longue hésitation, c’est finalement Ten Love Songs de Susanne Sundfør qui s’impose. La chanteuse norvégienne signait alors un disque d’une élégance folle : une œuvre capable, à elle seule, de raviver mon intérêt pour la pop en démontrant qu’une portée plus mainstream n’implique ni dilution ni renoncement à la sophistication, à l’expérimentation ou à la singularité. L’album aligne ainsi plusieurs titres irrésistibles, qu’il s’agisse de la synth-pop d’"Accelerate" aux élans eighties assumés, ou de la pop électro incandescente de "Kamikaze". Ten Love Songs cultive par ailleurs une véritable ambition de composition : somptueuses sections orchestrales, production impeccable, songwriting d’une rare finesse… autant d’éléments qui magnifient une voix à la fois pure et étonnamment versatile. S’il demeure sans doute l’album le plus accessible de Sundfør, Ten Love Songs est aussi celui qui a offert à l’autrice-compositrice-interprète une visibilité internationale grâce à sa sortie via le label de la Warner, révélant au passage un talent déjà pleinement affirmé dans ses disques précédents - The Brothel et The Silicone Veil - tout aussi précieux et recommandables.
2025 - Obiymy Doschu - Vidrada

Paru dans un contexte mondial lourd, Vidrada d’Obiymy Doschu apparaît comme une œuvre profondément réconfortante. Le groupe ukrainien, toujours debout malgré les épreuves, livre un troisième album empreint d’espoir, de douceur et de résilience. Dès son esthétique visuelle, l’opus se veut une parenthèse d’innocence, un appel sincère à l’apaisement. Depuis plus de quinze ans, la formation de Kiev développe une musique raffinée, à la croisée du néo-classique, du jazz, du post-rock et d’un progressif aux accents symphoniques. Jamais ostentatoires, ces influences servent avant tout la recherche de l’émotion juste, portée par une mélancolie lumineuse et la voix chaleureuse de Volodymyr Agafonkin. L’album, fruit de sept années de travail et de la collaboration de nombreux musiciens, brille par la richesse de ses arrangements, sa profondeur d'écoute et sa qualité de composition. Le mixage de Bruce Soord (The Pineapple Thief) apporte une lisibilité précieuse, évitant la surcharge tout en soulignant la dimension cinématique du projet. L’autre particularité du groupe – et non des moindres - est d’avoir recours à la langue locale sur l’intégralité de ses compositions. Le phrasé ukrainien apporte ici une musicalité singulière et une touche de folklore bienvenue, qui distingue Obiymy Doschu de ses compatriotes ayant presque tous opté pour la langue de Shakespeare.
Conçu pendant l’invasion russe, Vidrada déploie une force évocatrice d’autant plus saisissante qu’elle dépasse le simple cadre musical. Sincère et personnel, porté par une mélancolie douce-amère, le troisième album des Ukrainiens se présente comme un refuge pour quiconque choisira de s’y aventurer. S’il risque de passer relativement inaperçu dans la sphère rock mainstream, nul doute qu’il trouvera un écho chez les amateurs de progressif ou, tout simplement, chez les mélomanes curieux en quête de belles mélodies. En somme, un album à savourer sans modération et à partager autant que possible.







