
Jethro Tull
Salle : Cirque Royal (Bruxelles - BELGIQUE)
Première partie :
Once Upon A Long Time Ago
Mon premier contact avec Jethro Tull a été un malentendu (au sens étymologique du terme).
Quand nous étions gamins, nous trouvions très cool (certains disaient encore "bath", "super" ou "chouette") d’aller à l’école avec, en bandoulière, des sacs kakis achetés dans les surplus militaires US. Et nous écrivions, au feutre noir et en lettres capitales, les noms de nos groupes favoris sur le rabat.
Souvent à côté du symbole de la paix.
Bienheureux les simples d’esprit.
Il n’y avait pas de presse rock. La radio en longues ondes était la seule source d’information pour les noctambules qui avaient la patience d’attendre les émissions qui diffusaient un peu de musique du diable tard dans la nuit. Par conséquent, notre culture était essentiellement orale.
Et un de mes camarades avait écrit phonétiquement "Jet Rotule" sur son sac. Il était très fier d’avoir découvert le groupe avant tout le monde. S’il existe encore, ce sac emblématique mériterait d’être aujourd’hui exposé dans un Hard Rock Café.
Pièce de collection…
Belle journée
La vie est faite de petits bonheurs. Et, quand les petits bonheurs se bousculent sur une seule journée, même la pluie de Belgique ne peut doucher la bonne humeur du Gentle Columnist.
Serrer la main du fournisseur de western boots de Bruce Springsteen, croiser les hallucinants regards humains captés par Steve McCurry (mon photographe préféré du monde), parler savamment du temps qui passe avec le Docteur Futurity devant une platée de frites maison puis, plus avant dans la journée et autour d’une pizza de belle facture, disputer de l’épouvantable The Lamb Lies Down On Broadway avec l’autoritaire Colonel Cocx, ça fait une sacrément belle journée !
Mais il restait encore le plat de résistance...
Jet Rotule, donc...
La fumée est la vieillesse du feu
Les vieilles carcasses se dépêchent lentement dans les travées et escaliers d’un Cirque Royal qui affiche un joli sold out. Ça souffle, ça bougonne, ça se bouscule, ça grince des genoux, ça se mélange les canes et les béquilles, ça se trompe de rangée puis ça s’affale enfin dans les fauteuils confortables de la salle de concert.
Le rock n’est plus juvénile. Ça sent vraiment le "Terminus, tout le monde descend !"
La perspective est d’autant plus "terrifiante" que l’artiste du soir est encore plus âgé que la majorité des spectateurs...
Fort de ses 78 printemps accomplis, Ian Anderson investit bientôt la scène avec ses quatre musiciens (1).
The Seven Decades
Soucieux de tracer une ligne du temps qui va honorer sept décennies (2) de présence dans le monde du rock, le "Flamant Rose dérangé" débute par "Someday The Sun Won’t Shine For You", un blues à la Terry & McGhee d’une structure très conventionnelle (extrait du premier album de 1968), joué à l’harmonica en duo avec son guitariste.
La voix n’est plus qu’un souffle (3). Malgré la qualité du son et la subtilité du mixage, le spectateur n’a d’autre choix que de laisser ses souvenirs compléter la partition. Par contre, les très nombreux mouvements instrumentaux, interprétés par le quintet avec une maestria sans pareille, sont absolument sublimes. Durant sa très longue carrière, Ian Anderson a développé un style musical très personnel, à la fois aventureux et efficace, complexe mais lisible, descriptif et narratif. Le voyage à travers les années, depuis des titres juvéniles jusqu’aux œuvres les plus récentes, est un véritable enchantement.
Le spectacle, soutenu par un light-show joliment élaboré, propose également des images un peu cruelles du temps jadis où le flûtiste (qui avait délaissé la guitare parce qu’il se sentait incapable de rivaliser avec Clapton) bondissait encore, crinière au vent, d’un bout à l’autre des grandes scènes du monde. C’est avec un peu de dérision que le Ian Anderson contemporain esquisse alors le geste de jambe qui l’a rendu célèbre jusqu’à devenir son emblème et sa marque de fabrique.
La première partie du show est émaillée de classiques vraiment émouvants, comme "A Song for Jeffrey", "Thick As A Brick" (en version condensée), le fabuleux "Songs From the Wood"(4) et l’inévitable "Bourrée" dont la mélodie, soutenue par un jeu de basse en majesté, affiche l’âge vénérable de 300 printemps (5).
Après un entracte d’une quinzaine de minutes qui voit toutes les vieilles vessies se précipiter à petits pas vers les commodités, le concert reprend pour réserver la partie belle à des compositions plus progressives, plus étirées et plus complexes dont "My God", "Over Jerusalem" (6) et le fantastique "Budapest" qui serait devenu, par la seule magie de ce soir de septembre, un de mes titres préférés du groupe s’il n’était desservi par des lyrics fort indigents (7).
"Aqualung" clôture le concert en fougue musicale mais dans un murmure de voix qui fait mal à entendre.
Longuement introduit par des notes magiques au piano, "Locomotive Breath", en inévitable rappel, démontre une fois encore que si la machine infernale a conservé son souffle d’antan, son géniteur, malgré sa farouche volonté d’en découdre, est au bout de sa vie pour ce soir.
En quittant la salle, je me remémore les récentes paroles de Bruce Springsteen : "Nous devons admettre que le temps nous est compté..." C’est pas le Boss pour rien...
Set-List (8)
Some Day The Sun Won’t Shine For You (This Was - 1968)
Beggar’s Farm (idem)
A Song For Jeffrey (single - 1968)
Thick As A Brick (éponyme - 1972)
Mother Goose (Aqualung - 1971)
Songs From The Wood (éponyme - 1977)
Weathercock (Heavy Horses - 1978)
The Navigators (RökFlöte - 2023)
Curious Ruminant (éponyme - 2025)
Bourrée (Stand Up - 1969)
Intermission
My God (Aqualung - 1971)
The Zealot Gene (éponyme - 2022)
The Donkey And The Drum (titre de scène)
Over Jerusalem (Curious Ruminant - 2025)
Budapest (Crest Of A Knave - 1987)
Aqualung (éponyme - 1971)
Encore
Locomotive Breathe (Aqualung - 1971)
(1) Fait hautement agréable : le concert est interdit de gsm et la mesure sera respectée par pratiquement toute l’assistance.
(2) La tournée est finement baptisée "The Seven Decades".
(3) Ian Anderson reste à l’aise sur ses plus récentes compositions qui ont été écrites pour sa voix actuelle. Mais, comme beaucoup de ses contemporains, il peine vraiment à interpréter ses classiques.
(4) Un jour, j’ai quitté la ville pour aller vivre au cœur d’une campagne boisée. Mon monde est parfois rude mais toujours beau et très proche de celui que décrivait Ian Anderson dans sa trilogie folkeuse. Il y a encore des heavy horses qui triment dans les forêts alentours. Et, bêtement, j’en suis vraiment heureux et fier.
(5) Bach est enfin crédité ; à l’origine, Anderson signait la composition de son nom.
(6) Il est amusant de constater que la situation géo-politique est à ce point tendue que le simple fait d’annoncer le titre a provoqué un frémissement dans le public.
(7) Il suffira toujours au poète de croiser le regard d’une jolie délurée pour tomber éperdument amoureux de la fille et de sa ville. Mais ce n’est pas une raison pour aligner des vers idiots qui relatent des banalités absolues.
(8) N’étant pas un Tull Maniac, je ne suis pas en mesure de garantir la parfaite exactitude de la set-list pour cette soirée spécifique.
Je serais le plus ingrat des hommes si j’omettais de saluer ici l’imprévisible Docteur Futurity et le martial Colonel Cocx qui m’ont fraternellement accompagné au Cirque Royal.