
Sparks
Salle : Cirque Royal (Bruxelles - BELGIQUE)
Première partie :
Quiproquo...
Partout où ils vont, les chroniqueurs rock sont souvent précédés d’une réputation un peu sulfureuse. Un subtil amalgame de méfiance et de curiosité. C’est pourquoi je préfère l’anonymat et la discrétion...
Habilement dissimulé sous ma casquette Stetson et protégé des regards par des Ray-Ban Aviator classic style, je sirote un expresso dispendieux au café Bozar, près du centre de Bruxelles, en la compagnie érudite du Docteur Futurity. Nous discutons de tout et de rock.
Soudain, le monde s’agite autour de nous. Plusieurs combis de police bouclent le quartier, toutes sirènes hurlantes. Des motards casqués chassent les passants. Une zone de sécurité est établie. Les coups de sifflet se font insistants et stridents. Quelques premiers curieux se massent sur les trottoirs, smartphones dégainés au cas où il y aurait un selfie exclusif à saisir.
J’ai été démasqué. C’en est fini de la tranquillité. J’abandonne en bougonnant mon coin paisible pour échapper à la foule en empruntant une sortie dérobée qui donne sur une rue plus discrète.
Et là, trois Mercédès Pullman VIP noires, feux allumés, passent à toute allure...
Il est 17h30 ce samedi 28 juin 2025. Rihanna file en direction du Mont des Arts tout proche où elle va exhiber son ventre arrondi et sa robe Dior en mousseline bleuâtre à l’avant-première mondiale du film du siècle, Les Schtroumpfs.
Enfer et damnation ! Rhihanna devrait savoir que cette ville n’est pas assez grande pour nous deux...
Il suffira d’une étincelle...
Cela fait plus de cinquante années que je roule ma bosse dans les salles de spectacle et les festivals. Pour donner un repère temporel (qui fiche le vertige), Fats Domino et Chuck Berry étaient à l’affiche de mes deux premiers concerts.
Mais je n’ai jamais vu un "événement" semblable à une prestation de Sparks. C’est une "expérience" (le mot est à la mode) à nulle autre pareille. Parce que ce n’est pas du "rock".
Ou, en tout cas, pas "que" du rock.
Copieusement garni, le Cirque Royal va s’amuser, puis s’enthousiasmer et enfin s’enflammer.
Et, sachez-le, le Cirque Royal ne se trompe jamais !
Servi par un son absolument limpide et des jeux de lumière sublimement sophistiqués, la fratrie Mael, soutenue par quatre jeunes musiciens remarquables (deux guitaristes, un bassiste et un batteur), va embobiner son monde, depuis le jeune ultra-fan barbu qui a fait le voyage depuis sa Finlande natale jusqu’au simple curieux qui est entré parce qu’il faisait plus frais dans la salle qu’en terrasse.
On sait que le rêve absolu de Ron (l’aîné) était de composer la bande-son ultime d’un film de Jacques Tati. Ça situe le niveau particulier de cet humour décalé qui sert de ferment à toute l’œuvre du claviériste (1).
Si le backing-band s’active dans une ombre relative, les frères offrent un spectacle saisissant basé sur un contraste étudié. Russell arpente la scène en sautillant et bondissant, engoncé dans un costume trois-pièces dont le tissu jaune et rouge est probablement le fruit d’un accident industriel chez Desigual. Ron, la mine austère, vêtu de noir et figé derrière son clavier, observe le public de son regard sinistre d’huissier de justice aigri par l’existence.
Le répertoire défendu par Sparks est d’une variété époustouflante. Il y a du rock arty, de la pop stylée, de l’électro, du cabaret, du disco, de la ballade romantique, du glam ou de l’opérette. Un foutoir absolu dépourvu de logique. C’est que la musique n’est pas une fin en soi ; elle vient en support de saynètes cinématographiques et décalées que Ron Mael orchestre (ou met en scène) en maniant avec talent un humour souvent désespéré mais jamais cynique. Quoique (2)...
Ce qui est extraordinaire dans la démarche du génial moustachu, c’est qu’il part le plus souvent d’un point de détail insignifiant ou ridicule (un sac à dos JanSport ou un café latte) pour conceptualiser nos petites misères universelles (les affres d’une séparation pour le sac à dos ou toute la tristesse du monde pour la tasse de café).
L’attitude est d’autant plus "extrême" que le duo n’explique rien. Il décrit des situations ou des scènes de vie et il appartient à chacun, pour autant qu’il le désire (3), d’en deviner le "pourquoi" ou d’en concevoir le "comment".
Pour sa part, Russell a un art consommé de mettre le public dans sa poche (4) en le prenant à témoin de ses propres délires pour en faire un complice actif d’une grande farce enjouée. Miraculeusement intacte, sa voix parfaite, incroyablement intransigeante dans sa justesse, continue de monter avec aisance jusqu’au falsetto.
C’est du tout grand Art.
De l’Art Majeur.
Avec cinq titres extraits (5) du dernier album Mad! (avec un point d’exclamation pour que chacun comprenne que le monde devient vraiment et dangereusement cinglé) le duo réserve la part belle à son actualité immédiate.
Mes points d’orgue très subjectifs resteront "Do Things My Own Way", "Please Don’t Fuck Up My World", "Suburban Homeboy", "JanSport Backpack", "The Number One Song In Heaven", "Lord Have Mercy" et le très délirant "The Girl Is Crying In Her Latte".
Mais chacun composera sa setlist idéale.
Sans aucun temps mort, le concert va dérouler son lot de "chansons" irrésistibles et contrastées jusqu’à un rappel émouvant que Russell prolongera longuement, visiblement touché par l’accueil délirant du public.
Cette soirée définitivement marquante m’a donné une envie irrépressible de me replonger dans la discographie des frères. J’étais "amateur". Je suis devenu fan. Tardivement mais définitivement.
Marxiste tendance Groucho...
Ron et Russell excellent dans l’art délicat de ne rien prendre au sérieux sans pour autant tout tourner en ridicule.
Alors qu’ils sont Californiens de naissance, leur art est un étrange métissage entre l’humour juif de la côte Est des USA (avec des emprunts respectueux aux Marx Brothers – 6), une certaine dérision "à l’anglaise" et les visions burlesques de Jacques Tati (on y revient). Pour paraphraser Colette, Sparks serait "quelque chose qui participe du sport, de la danse, de la satire et du tableau vivant..."
La classe… La classe ultime…
Sous le couvert d’une ambiance joyeuse et légère, et apparemment déconnectée du quotidien, les frères Mael évoquent des sujets humains et douloureux. Mais sans faire grincer des dents comme, par exemple, The Kinks (7) ou Frank Zappa.
Ils "constatent" sans juger. Ils réalisent une parfaite peinture "réaliste" de notre époque, mais teintée d’un humour délirant qui lui apporte une dimension supplémentaire. Et ça fait mouche. Parce que, si le (sou)rire est le premier réflexe chez le spectateur, chaque titre finit par poser question et interroger la nature humaine.
Rien que ça...
Fidèle à sa vision "pragmatique" des choses, Ron Mael, interrogé sur la situation politique actuelle aux USA, a déclaré : "Nous ne sommes pas assez arrogants pour penser que notre musique va changer quoi que ce soit. Mais il est vital pour nous de combattre. Et la musique est la seule arme avec laquelle nous pouvons affronter la situation actuelle."
Malgré mon lourd passé antimilitariste, je veux bien m’engager dans cette armée là.
Et là, petits rockers, vous admettrez qu’on plane bien au-delà des rythmes binaires de notre musique favorite…
Là-dessus, je vous laisse chialer dans votre Latte...
Set-List
So May We Start
Do Things My Own Way *
Reinforcements
Academy Award Performance
Goofing Off
Beat the Clock
Please Don’t Fuck Up My World
Running A Tab At The Hotel For The Fab *
Suburban Homeboy (Ron au chant)
All You Ever Think About Is Sex
Drowned In A Sea Of Tears *
JanSport Backpack *
Music That You Can Dance To
When Do I Get To Sing « My Way »
The Number One Song In Heaven
This Town Ain’t Big Enough For The Both Of Us
Whipping And Apologies
Lord Have Mercy *
Encore
The Girl is Crying In Her Latte
All That
(1) La discographie du groupe est un peu compliquée parce qu’il y a eu des albums pré-Sparks. En résumé, et sans compter les soundtracks, les frères comptent 26 albums en studio à leur compteur.
(2) Quoique, en effet. Un titre comme "Suburban Homeboy" n’est pas vraiment tendre. C’est peut-être pour ça qu’il est chanté par Ron.
(3) A titre d’exemple, un texte comme "Il y a un hippopotame dans ma piscine" ("Hippopotamus" sur l’album éponyme de 2017) interpelle forcément l’auditeur. A un journaliste qui demandait naïvement à Russell pourquoi ce fichu hippopotame pataugeait dans sa piscine, le chanteur a répondu "Posez la question à l’hippopotame !" Cela peut paraître très idiot mais c’est plus subtil et même beaucoup plus "large" que ça. Un artiste peut créer une œuvre sans forcément être redevable d’une explication.
(4) Russell Mael parle un Français parfait. Et, une fois n’est pas coutume, ses interventions dans la langue de Voltaire n’ont pas déclenché les habituels sifflets désapprobateurs du public flamand.
(5) Pour les complétistes, les titres du dernier album sont crédités d’une astérisque dans le détail de la setlist.
(6) En hommage aux frères Marx, Ron et Russell avaient à l’origine choisi "Sparks Brothers" comme nom de groupe.
(7) La plume de Ray Davies était souvent trempée dans l’acide sulfurique. Relisez "Well Respected Man"...
Je serais le plus ingrat des hommes si j’omettais de saluer ici le Caporal Phil (qui remplaçait au pied levé le Colonel Cocx, retenu par une mission secrète derrière les lignes ennemies), le Docteur Futurity et le Professeur Godefroid qui m’ont fraternellement accompagné au Cirque Royal alors qu’ils ne connaissaient qu’un seul titre du groupe. Une fois encore, on a les amis que l’on mérite et je dois être fichtrement méritant. Et sans rancune aucune, ma chère Rihanna !